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La Revue nègre est un spectacle musical créé en 1925 à Paris. Par son succès et la personnalité de Joséphine Baker qui en est l'étoile montante, elle permet entre autres une diffusion plus large de la musique de jazz et de la culture noire en Europe.

Joséphine Baker dansant le charleston aux Folies-Bergère, à Paris - Revue Nègre Dance (1926).

Histoire

La création de la Revue nègre est liée à l'émergence en France de la musique dite de jazz : celle-ci débarque à Paris quelques mois avant la fin de la Première Guerre mondiale via les jazz-bands composés de soldats américains et influence des musiciens comme Igor Stravinsky (Ragtime, 1919), des poètes comme Jean CocteauGuillaume Apollinaire ou Blaise Cendrars, des peintres, avant de se diffuser dans les dancings parisiens à travers la mode du charleston. D'autres styles sont révélés comme le Jazz Nouvelle-Orléans depuis Londres où Duke Ellington donna très tôt une série de concerts. D'autre part, au début des années 1920, les spectacles de music-hall et de cabaret se diffusent auprès d'un plus grand public. En 1921, on peut même parler d'une « négrophilie » : le prix Goncourt est remis cette année-là au Martiniquais René Maran pour Batouala, véritable roman nègre. La Revue nègre s'inscrit dans le contexte de la "folie noire", elle en est à la fois le produit et l'instrument de son amplification.

La création de la « Revue nègre » a pour cadre le théâtre des Champs-Élysées qui a déjà connu des heures de gloires et de scandales au moment de la période des Ballets russes (1913-1917) et cherche un second souffle. En 1925, André Daven, directeur artistique de ce théâtre parisien, se met en quête d'un nouveau type de spectacle. Son ami le peintre Fernand Léger qui a travaillé sur les Ballets suédois, au succès mitigé, est par ailleurs depuis longtemps marqué par l'Art nègre, tout comme ses complices Apollinaire, Picasso, Max Jacob et certains des premiers surréalistes : Léger suggère de créer un spectacle entièrement joué par des Noirs. Daven croise alors une américaine, Caroline Dudley Reagan (qui deviendra la compagne de Joseph Delteil), laquelle se met en quête pour Daven d'une troupe composée de Noirs. C'est à New York que Dudley, en véritable impresario, réussit à convaincre douze musiciens noirs dont Sidney Bechet, et huit choristes dont Joséphine Baker, soit vingt personnes en tout, de partir pour Paris, ville réputée pour sa libéralité.

L'esprit artistique de la revue est inédit, mêlant musique de jazz-band et chorégraphie originales, numéros burlesques, scénographie à décors mobiles devant lesquels le corps en partie dénudé peut s'exprimer sans vulgarité. On peut dire que ce spectacle constitue un événement au sens où, d'une part, il révèle pour la première fois en France une authentique « culture noire » détachée des pesanteurs colonialistes, et d'autre part, il permet à un genre d'essence populaire d’émerger en un lieu réservé aux expériences artistiques de type moderniste.

L'affiche promotionnelle est créée par le jeune affichiste Paul Colin, dont elle contribue à lancer la brillante carrière3.

La première a lieu le 2 octobre 1925, Joséphine Baker passe en première partie. Dans la salle bondée, sont notamment présents Robert DesnosFrancis Picabia et Blaise Cendrars. Le succès est au rendez-vous : Daven remporte son pari.

Contexte historique

Les années folles, antidote à la Grande Guerre

« Roaring Twenties » de Broadway dépeintes par Fitzgerald aux États-Unis, années folles symbolisées en France par le scandale de la Revue nègre : la décennie qui suit la Grande Guerre peut apparaître comme une parenthèse de luxe appelée plus tard « l’entre-deux-guerres ». La « génération du feu » – dont fait d’ailleurs partie Paul Colin (1892-1985), blessé à Verdun en 1916 – a beau témoigner, manifester et commémorer, il semble que les Français cherchent à oublier et s’engouffrent dans une course frénétique à la consommation et à la modernité.

Depuis le début du siècle, le traditionnel café-concert s’est peu à peu mué en music-hall. Les revues des grandes salles parisiennes rivalisent par l’appel à l’exotisme, le luxe affiché des décors et l’originalité des programmes musicaux et des rythmes dansés. L’affiche de Paul Colin fait date, tout autant que la Revue nègre qui a fait irruption à Paris en octobre et novembre 1925. C’est semble-t-il par hasard que se sont rencontrés, plusieurs années après le conflit, le peintre provincial encore inconnu et un ancien camarade du front, devenu entre-temps directeur adjoint du Music-hall des Champs-Élysées. Désigné affichiste et décorateur de la salle parisienne, Paul Colin, figure marquante de l’Art déco, entame avec cette affiche une longue carrière de dessinateur à succès.

La Revue nègre, entre caricature et modernité

Avant de livrer le dessin final pour la première affiche de la Revue nègre, Paul Colin suit longuement les répétitions de la troupe (treize danseurs et douze musiciens, dont Sydney Bechet), venue de New York où elle a déjà triomphé sur Broadway. Seul changement, et de taille : le remplacement de la vedette – qui a refusé de faire le voyage – par une jeune fille de dix-huit ans à peine : Joséphine Baker. C’est donc logiquement que Colin choisit de la faire figurer sur l’affiche, au sommet d’une composition classique en triangle. Le présent document correspond à l’une de ses esquisses préliminaires.
Sur le fond blanc se détachent nettement le brun foncé et le rouge des figures stylisées. La danseuse ressort elle-même en blanc et gris sur le fond des fracs et des peaux noires ; elle est légèreté, suggestion érotique et frêle provocation imposée à l’énergie brute et massive du musicien et du danseur. La rondeur exagérée des formes de la danseuse et des yeux des deux « nègres », archétypes reconnaissables à leurs épaisses lèvres rouges et à leurs cheveux crépus, tire le dessin vers la caricature, consciente et assumée.

Mais l’esquisse saisit également le mouvement qui anime la troupe entière. La disposition et les attitudes balancées des trois personnages, représentés ici sur le vif, en un instantané, comme en suspens, donnent l’illusion d’assister à un moment du spectacle. La rythmique syncopée du charleston transparaît nettement dans le déhanchement provocateur de Joséphine Baker. Enfin, la publicité du spectacle lui-même et sa renommée sont assurées par le rappel des grimaces – joues gonflées, yeux qui roulent et qui louchent, postures animales – qui lui ont été imposées pour la dernière scène, dite de la « danse sauvage ».

Le portrait photographique de Joséphine Baker en pleine gloire, lors de la suite de la tournée à Berlin, synthétise tout ce que la jeune fille noire américaine a apporté et inspiré au Paris des années folles. Elle apparaît ici sur un fond neutre, sans décor exotique, dans une pose plutôt sage – surtout au regard des attitudes « sauvages » (en fait, fortement érotiques) qu’elle prenait lors de ses spectacles. La simple nudité de l’artiste est relevée par l’exubérance des plumes d’autruche qui voilent et suggèrent en même temps sa cambrure. Les accroche-cœurs de sa coupe « garçonne », noir de jais, et sa peau hâlée contrastent comme sur l’affiche de Paul Colin avec ses yeux en coin, ses dents éclatantes, les perles qui ondulent sur sa poitrine et, enfin, les manchettes, « chevillières » et chaussures blanches. Sa posture, un bras levé, une main sur la hanche, la tête penchée en signe d’invite, est entrée telle quelle dans l’imaginaire collectif.

L’apogée de la « mode nègre » dans l’art : le «phénomène Joséphine Baker », emblème des années folles

La thématique « nègre » a inspiré les avant-gardes du début du siècle avant de se cristalliser dans la figure de Joséphine Baker et l’irruption du jazz sur les scènes parisiennes. La première danse « nègre » a été introduite à Paris par Gabriel Astruc au Nouveau Cirque, en 1903 : il s’agissait en fait du cake walk inspiré des minstrels shows américains – où des Blancs se grimaient en Noirs pour chanter et danser comme les anciens esclaves.

L’« art nègre » cher à Picasso ou aux surréalistes, les poèmes de Cendrars ou les mélodies de Milhaud et de Satie, témoignent d’une certaine « négrophilie » des artistes français du premier quart du XXe siècle. Elle est indissociable d’une aspiration à la modernité qui suscite le scandale : idoles africaines opposées aux statues de l’Antiquité classique, jazz débarqué avec les soldats américains de la Grande Guerre concurrençant la musique de chambre ou l’opéra de la Vieille Europe – et enfin, Joséphine Baker, la trépidante danseuse au léger pagne de bananes (dans son spectacle de 1927).

Il semblerait que la « danse sauvage » qui a révélé la danseuse au Tout-Paris le 2 octobre 1925 ait été ajoutée à la scénographie new-yorkaise à la demande des propriétaires du Music-hall des Champs-Élysées, en manque de spectateurs. Le scandale ainsi créé artificiellement égala celui que les Ballets russes de Diaghilev avaient suscité dans la décennie précédente. Ici, il tient sans doute moins à la bestialité fantasmée des « Nègres » dans l’imaginaire des Français qu’à la liberté totale que connotent la nudité, les déhanchements, les grimaces, le sourire, la coiffure courte de Joséphine Baker. Elle incarne l’image de la femme émancipée capable de jouir d’elle-même, de décider de son corps – de s’abandonner à la fête des années folles.

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