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Orientaliste, écrivaine et exploratrice (1869-1969)
Une femme éprise de liberté

Alexandra David-Néel, « une Parisienne sur le toit du monde »

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Au détour d’une route banale du pays de Digne, aux confins d’une Provence qui se penche vers les Alpilles, se dresse une demeure à l’étonnante tour carrée : Samten Dzong, une consonance bien étrange en ces terres de lavande et de thym. Samten Dzong comme une invitation à s’envoler vers l’Asie, ses temples aux odeurs d’encens sur les traces de sa propriétaire, Alexandra David-Néel, la première femme à être parvenue en 1924, déguisée en mendiante, à Lhassa au Tibet, cité interdite aux Occidentaux. Un cliché certes, mais du moins ne réduit-il pas son incroyable parcours à un exploit sportif, récompensé l’année suivante par le prix Monique Berlioux de l’Académie des sports, ce qui choqua les prétentions d’orientaliste de cette femme d’aventure.

Lorsque l’exploratrice pose définitivement ses valises en 1946, après trente-cinq ans de pérégrinations presque ininterrompues à travers le continent asiatique, elle n’a plus besoin de lointains horizons pour poursuivre sa quête intérieure. Dans sa maison, acquise en 1928 et baptisée à bon escient « Forteresse de méditation », elle entend à soixante-dix-huit ans se consacrer à la spiritualité ; elle veut aussi poursuivre la traduction de textes religieux et philosophiques orientaux et l’écriture de ses récits, entre géographie et anthropologie, et des romans qui s’en inspirent. Dans cette lourde tâche de médiatrice entre l’Orient et l’Occident, elle est secondée par son fils adoptif, le fidèle lama Aphur Yongden (1899-1955). Il fut d’abord son serviteur dès leur rencontre en 1914 à Lachen, où elle s’était installée durant huit mois dans une grotte à 4 500 mètres d’altitude, y pratiquant le yogi. Ni la mort de celui-ci – qui la touche profondément alors qu’elle a toujours repoussé tout affect, « un désordre » contraire à « la sérénité et source de souffrance » –, ni la vieillesse et ses douleurs ne la feront dévier de son objectif, jusqu’à sa mort en 1969, à l’approche de ses 101 ans. Alors on imagine une centenaire toute de douceur et de bienveillance, à l’aune de son nom religieux yishe-ton-me (lampe de sagesse), attribué par le Gomchen de Lachen. Cette image convenue ne résiste pas au portrait qu’en brosse sa collaboratrice, sa « fille adoptive » Marie-Madeleine Peyronnet, dite la tortue (Dix ans avec Alexandra David-Néel, Fondation Alexandra-David Néel, 1997) : éblouissante de finesse et d’intelligence, attachante et passionnante, elle n’en était pas moins « un Himalaya de tyrannie ! ». Si ce surnom semble peu compatible avec la quête spirituelle de l’exploratrice, il a le mérite de souligner son caractère bien trempé, sans lequel elle serait devenue commerçante à Saint-Mandé.

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TIBET 1933

C’est là que naît le 24 octobre 1868 Louise Eugénie Alexandrine David. Cette naissance, après quinze ans d’un mariage de raison, est mal accueillie par le couple. Alexandrine Borghmans, née à Bruxelles en 1832, catholique pratiquante, héritière d’un important négociant en tissu, se désintéresse de sa fille ; celle-ci se retrouve davantage dans son père, « savant causeur, érudit de la bonne race des vieux normaliens ». Né à Tours en 1815, cet instituteur protestant, socialiste et franc-maçon, défend la Deuxième République contre le coup d’État du prince-président Louis-Napoléon Bonaparte le 2 décembre 1851, ce qui le contraint à l’exil en Belgique. Ce déplorable climat familial développe chez Alexandrine « la terreur [d’avoir] une existence comme celle de [ses] parents », sentiment qui perdurera, mais aussi une envie irrépressible de fuite, dès sa prime enfance dans le bois de Vincennes à la recherche de « son arbre », puis à l’adolescence en Belgique, en Suisse et en Italie. Très tôt, la lecture de Jules Verne (1828-1905) lui donne soif d’inconnu, mais pour le découvrir il lui faut s’endurcir physiquement ; elle s’impose dès lors une discipline stoïcienne, afin de ne jamais souffrir. Convertie en cachette au calvinisme par son père, l’ancienne élève du couvent de Bois Fleuri de Bruxelles, où sa famille s’est installée depuis 1875, se passionne avec une remarquable précocité pour la théologie comparative puis, influencée peut-être par la mode de l’orientalisme, pour les philosophies lointaines et la spiritualité. Ce cheminement conforte son rejet du modèle féminin que sa mère, désarçonnée par la fugueuse et son étrangeté, voudrait lui imposer. Mais la jeune fille refuse un avenir matrimonial et maternel. En guise de félicitations de mariage à son amie Eugénie à laquelle elle souhaite néanmoins « beaucoup de bonheur », elle lui conseille de faire attention « à ne pas étouffer [son] intelligence et [sa] joie de vivre dans les livres de cuisine et les couches à venir ! » et « d’avoir une chambre [à elle] pour pouvoir [s]’isoler, réfléchir, lire […] », anticipant la célèbre injonction de Virginia Woolf (1882-1941 – Une Chambre à soi, 1925). Peu de biographes se sont attardés sur cette rupture avec les normes sociétales qu’elle n’aura de cesse d’affirmer en paroles comme en actes. Elle est pourtant la source première de toute son existence.

En quête d’échappées-belles, indispensables à son équilibre psychique sans cesse menacé de neurasthénie, Alexandrine s’inscrit en 1886 au conservatoire de musique de Bruxelles. Sa belle voix lui vaut un prix « de chant théâtral français ». La même année, elle se lie avec son voisin, l’anarchiste libre-penseur Élisée Reclus (1830-1905) que son père a connu durant la Commune. Scientifique renommé, il occupe une chaire de géographie comparative à l’Université libre. Il lui ouvre sa vaste bibliothèque et son salon cosmopolite. Sa fréquentation joue sans doute sur sa décision d’entrer dans la franc-maçonnerie de rite écossais mixte, rattachée au Droit humain, en 1888. L’obédience attire des femmes qui refusent, comme elle, de voir leurs ailes rognées par les interdits imposés à leur sexe par la loi et les mœurs ; elles trouvent dans les loges des lieux d’expression, de réflexion, d’échange, favorables à leur épanouissement personnel, une propédeutique à une action dans le politique. Chez la nouvelle initiée, cet entourage renforce surtout son attirance pour les philosophies orientales : en 1891, parce qu’elle ne veut pas se contenter d’un savoir livresque – une posture déterminante dans sa vie –, elle part en Inde, mettant à profit le petit héritage de sa marraine. La rencontre avec le bouddhisme est un choc et, à vingt-cinq ans, la tentation de devenir ascète l’effleure. Le voyage s’arrête, faute de moyens, mais il l’a convaincue que la vie bourgeoise est un obstacle au bonheur. Pour l’atteindre chacun doit faire une « révolution intime » qui « détruit toutes les entraves s’opposant à la liberté de ses actes ». Impossible d’être libre sans indépendance financière, il lui faut d’autant plus travailler que les rentes parentales sont devenues insuffisantes pour subvenir à ses besoins. Nouvel acte de résistance aux assignations genrées : Alexandrine David refuse un métier dit respectable pour une femme. En recherche de notoriété, elle embrasse une carrière de chanteuse lyrique, sous le pseudonyme d’Alexandra Myrial, un prénom en rupture avec la figure maternelle et un patronyme, tiré de celui d’un personnage des Misérables, en hommage à Victor Hugo. En devenant artiste, elle s’inscrit dans les en-marges de la société, au risque d’être traitée d’aventurière, une femme de mauvaise vie et non une voyageuse avide d’aventures. Qu’importe, la jeune soprano se moque des normes sociales et son absolu de liberté et de sérénité rendra toujours ambiguë sa relation aux hommes, à commencer par celle qui la lie au compositeur anarchiste et franc-maçon Jean Haustont (1867-?) rencontré au cours d’une soirée théosophique bruxelloise. Les tournées de l’Opéra-Comique, qui la recrute comme première cantatrice, répondent en partie à ses aspirations : en 1895-1896, elles lui font découvrir l’Indochine, consolidant son désir d’Asie, déjà attisé par ses multiples visites au musée Guimet ; elle publie ses premiers écrits sur le sujet (Les Mantras aux Indes). Le succès artistique escompté tarde à venir et surtout la frivolité de ce milieu bohème où la séduction est la seule arme féminine l’exaspère, alors qu’elle revendique, dès sa jeunesse, l’égalité entre les sexes. À compte d’auteure, elle expose ses idées dans un ouvrage libertaire, en 1898 Pour la Vie, préfacé par Élisée Reclus qui identifie là « un livre fier écrit par une femme plus fière encore », puis se tourne vers le journal La Fronde, fondé en 1897 par Marguerite Durand* (1864-1936), principal organe de presse féministe. Alexandra Myrial, alias aussi Mitra, y collabore une douzaine de fois. Ses articles s’élèvent contre « les partages sociaux de sexe », accusent le mariage d’être une forme de prostitution et un esclavage, donnent la priorité à l’indépendance économique des femmes sur l’acquisition de leurs droits civiques. Elle intervient dans les congrès féministes, jusqu’en Italie, et synthétise ses idées en 1909 dans Le Féminisme rationnel, signé Alexandra David-Néel. Contre toute attente, cette vigoureuse opposante au mariage a en effet épousé en août 1904 Philippe Néel, ingénieur à Tunis où elle vient d’être promue directrice du casino. Une union qui repose d’emblée sur des illusions : elle pense qu’elle parviendra à métamorphoser ce coureur de jupons en un adepte de sa philosophie, quand lui est persuadé qu’il va assagir cette femme éprise de voyages. Un mois après leur mariage, elle réalise qu’il y a maldonne et lui confesse un étonnant « Je ne suis pas une femme ». Par cet aveu, son mari doit comprendre que jamais elle ne rentrera dans le moule de la féminité et n’acceptera ni la domination masculine qui infériorise son sexe, ni la maternité à laquelle, l’année suivante, elle dit renoncer par sagesse, fusse au prix de la chasteté. Pourtant, c’est précisément parce qu’elle est femme qu’elle souhaite entrer en compétition avec les sommités – toutes masculines – de la géographie, de l’anthropologie et des études religieuses qu’elle côtoie dans les sociétés éponymes et jusqu’au Collège de France. Elle veut leur prouver, qu’en partant sur le terrain, elle peut dépasser leur savoir livresque. Mais, qui se souvient de ces prises de position radicales ? À croire que les rappeler entacherait sa notoriété d’exploratrice et écornerait sa grandeur spiritualiste. Est-ce la raison pour laquelle, il faut attendre février 2017 pour qu’une exposition au musée parisien des Arts asiatiques – qui a contribué à sa vocation – restitue à cette « femme hors du commun » les différentes facettes de sa personnalité ? « Orientaliste, philosophe, exploratrice, écrivain, cantatrice… », des points de suspension qui évitent de la qualifier de féministe. Cet été-là, la fondation provençale dédiée à sa mémoire refuse d’emblée cette altération mémorielle : elle propose une exposition intitulée « Alexandra David-Néel, une jeunesse engagée » ; elle y fait la part belle à sa dénonciation des injustices faites aux femmes, lesquelles l’affligent personnellement, psychologiquement. À preuve : confrontée à la fin de sa carrière de chanteuse et à l’enlisement de son mariage dans l’ennui, elle s’enfonce dans la neurasthénie. Il y a chez cette femme du Baudelaire des Fleurs du Mal : pour échapper au « ciel bas et lourd [qui] pèse comme un couvercle sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis », elle est prête à répondre à l’invitation du poète, à « plonger au fond du gouffre / Enfer ou ciel qu’importe / Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ». Son mari l’a compris et pour la sortir de sa détresse psychologique, il lui suggère de partir, disposé à financer un départ de quelques mois. En 1911, Alexandra David-Néel – qui, en une démarche féministe ignorée, comme telle, de ses biographes, a accolé son nom d’épouse au sien – part en Indes pour dix-huit mois, elle rentrera quatorze ans plus tard ! Elle aura entre-temps affirmer qu’une femme peut être une orientaliste et, comme telle, remplir des missions scientifiques confiées par l’État, publier nombre d’articles et des centaines de photos dans des revues de qualité (Le Mercure de France) ou de vulgarisation, ce qui lui assure une autonomie financière, bien que précaire. Elle aura surtout surmonté tous les obstacles climatiques, géographiques, matériels, politiques même. Pour ce, elle choisit de s’assimiler au monde dans lequel elle pénètre, spirituellement et linguistiquement, frôlant sans cesse le mysticisme. Échappant ainsi au statut d’étrangère, jusque dans ses vêtements, elle peut explorer le continent et rencontrer les figures majeures de la spiritualité et de la philosophie, et même le 13e dalaï-lama en exil. Cette posture n’est pas qu’un choix scientifique : elle participe de son long cheminement spirituel. À son retour en France en 1925, elle est accueillie en héroïne nationale. Bientôt, ses ouvrages, aussitôt traduits (Voyage d’une Parisienne à Lhassa, 1927 ; Mystiques et magiciens du Tibet, 1929), enthousiasment la communauté scientifique internationale comme le grand public. De publications en conférences à travers le monde, Alexandra David-Néel diffuse son savoir, elle contrôle ainsi son image médiatique et s’assure, déjà, une postérité. À l’approche de la soixantaine, les honneurs continuent de pleuvoir, mais l’âge ne fait rien à l’affaire. L’appel de la solitude – le seul remède à son mal-être – et celui des grands espaces sont plus forts que tout, d’autant plus qu’elle se sent en Europe plus étrangère qu’en Asie. Elle a vu son pays oublier dans les excès des Années folles les atrocités de la Première Guerre, puis le regarde assister impuissant à la montée des fascismes. Le 9 janvier 1937, Alexandra David-Néel et son fils adoptif empruntent le Transsibérien pour atteindre la Chine. Mais, durant neuf ans, les heurts politiques plus que les impératifs de la recherche et de la méditation décident des chemins de l’exploratrice. Il lui faut l’aide du gouvernement français pour rejoindre en 1946 son refuge dignois, après avoir perdu cinq ans plus tôt « le meilleur des maris et [son] seul ami », avec lequel elle a échangé une correspondance passionnante (Journal de voyage, 1975).

Dix-huit heures par jour, l’exploratrice continue d’écrire ; centenaire, honorée depuis 1963 du grade de Commandeur de la Légion d’honneur, le corps usé mais l’esprit toujours alerte, elle comprend en juillet 1969 que l’ailleurs est désormais lunaire. Si elle admire cet exploit, il ne correspond pas à ses attentes car « explorer un pays, c’est marcher pieds nus, c’est poser ses paumes sur les pierres, c’est vivre avec ses habitants ». Alors, elle demande le renouvellement de son passeport ! Mais le temps des pionnières est révolu, le sien aussi : deux mois plus tard, elle tire sa révérence ; sa gloire lui survit, sans doute parce que le rêve n’a pas de sexe.

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Alexandra, cantatrice à Tunis 
1900
Alexandra David-Néel accompagnée d’Aphur Yongden ! 1923

Son fils adoptif est mort brutalement en 1955 d'une crise d'urémie foudroyante. Il l’a rencontrée à l'Age de 15 ans et restera avec elle jusqu’à sa mort. Sa mère adoptive plongea dans une profonde dépression après sa disparition, un « arrêt de vie » de trois mois pendant lequel elle refusera d’écrire, de sortir ou de rencontrer qui que ce soit.

Pour la beauté de l’anecdote, elle a fait renouveler son passeport à plus de 100 ans. Et l’année de sa mort, bien qu’impotente, elle travaillait sur un nouveau projet, un voyage avec un chariot adapté à ses difficultés de déplacement.

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Alexandra dans sa maison  à Digne-les-Bains Samten Dzong ("la forteresse de la méditation" en tibétain
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Alexandra David-Néel au Tibet - Pour le bouddhisme ou pour la gloire(1)
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Alexandra jour de ses cent ans
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La maison d'Alexandra David Neel à Digne les Bains est aujourd'hui un musée
Alexandra David-Néel décède à Digne en septembre 1969. Elle avait 101 ans. 
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